Peut-on parler d’une période révolutionnaire sous Ali Soilih ou d’un changement de continuité ?

Par IBRAHIM MIHIDJAYI, historien.

Notre pays est en miette, la population comorienne, en ruminant sa misère quotidienne responsabilise la faillite de l’Etat aux gouvernements successifs depuis vingt-huit ans d’indépendance. Notre regard sur l’histoire politique de notre archipel nous permet de nuancer les périodes de règne et les grands personnages politiques qui ont marqué les Comores indépendantes. Chacun d’entre nous se targue d’avoir connu de près tel personnage politique de notre histoire et règle ses comptes avec lui tout en dénaturant les faits historiques. Ce qui est surprenant est de diaboliser Ali Soilih sans esprit de discernement ou de lui mettre dans le même panier de crabes que ses successeurs. Sans être thuriféraire du soilihisme, ni contempteur aveugle, Ali Soilih s’est démarqué de ses successeurs par son style et sa méthode de gouvernement. C’était une rupture de la manière de diriger un pays pour un homme appartenant aux notables politiques de l’époque.
Nous pouvons parler que la période qui couvre du 3 août 1975 au 13 mai 1978 était révolutionnaire en ce sens qu’il y a eu une rupture radicale sur nombre de domaines et que les jalons d’une nation comorienne étaient posés, mais détruits par la suite. Nous pensons qu’in n’y a pas d’interprétation historique innocente, et l’histoire qui s’écrit est encore dans l’histoire, de l’histoire, produit d’un rapport par définition instable entre présent et le passé, croisement entre les particularités d’un esprit et l’immense champs de ses enracinements possibles dans le passé.
a) Gouverner les Comores autrement.
Beaucoup de cadres comoriens et intellectuels étrangers épiloguent sur les manœuvres, ou ruses utilisées par la puissance colonisatrice pour faciliter à Ali Soilih l’accès au pouvoir. Peu importe les subtilités politiques de l’homme du 3 août 1975, ce qui compte pour l’historien est le changement de virage opéré par l’acteur politique durant deux ans et demi. La période de régne d’Ali Soilih est très courte pour un regard historique approfondi. Les bouleversements provoqués par cette révolution dans une société musulmane arc-boutée dans conservatisme millénaire méritent un regard croisé de l’homme trahi par ses semblables, le défi à relever en matière de développement du territoire.
L’exiguïté de l’archipel, l’absence des richesses du sous-sol ou agricoles, l’enracinement profond de la civilisation musulmane antérieure à la colonisation des Comores au XIXè siècle par une France dotée d’une civilisation judéo-chrétienne renforcent le désamour des Comores à ne plus développer un archipel qui pourrait rapporter peu à la Métropole.

Dans tous les cas, les pays décolonisés dans leur ensemble doivent faire face aux conséquences durables et multiples de l’époque coloniale. En matière politique, ces pays longtemps dominés –c’est le cas des Comores- ne peuvent pas opter la plupart du temps que pour des idéologies importées ; c’est le cas de Madagascar en 1975, avec Ratsiraka, de la Guinée Konakri avec Sékou Touré ou du Vietnam. Les retombées de la bipolarisation du monde et de la Guerre froide se juxtaposent aux divisions antérieures. Pour Ali Soilih, il n’y a trois possibilités. Soit il s’aligne dans le bloc communiste international, incarné par l’Union soviétique et la Chine, ou l’autre camp occidental représenté par les Etats-Unis et l’Europe du Nord Ouest, notamment la France. Pour le Comorien du milieu populaire, illettré, vivant en milieu rural, le 3 août 75 est la date de naissance, l’année zéro du monde nouveau fondé sur l’égalité. Les valeurs défendues durant cette courte période sont : l’égalité des chances en matière d’instruction et de santé, la liberté et l’égalité des sexes dans une société musulmane et inégale. Les trois îles indépendantes étaient gouvernées autrement au regard de la longue période de 14 ans de l’autonomie interne. Cette nouvelle méthode et ce style de travail atypique ont bousculé le conformisme ambiant et le model traditionnel de notre société. Les notables politiques de notre pays qui ont eu une culture politique dans la période coloniale n’étaient en phase de se remettre en question ni de se requinquer pour prendre le courant en marche dans le continent. Le retour d’Ahmed Abdallah le 13 mai 1978 a détruit cet élan réformateur que l’archipel a connu dans la période précédente.

b) Poser les jalons d’un Etat-Nation.
C’est un secret de polichinelle que les états africains ont des frontières articielles façonnées par les puissances colonisatrices au lendemain du second conflit mondial. Ces états nominalement indépendants doivent continuer à défendre ces frontières à problèmes et affirmer leur identité autour de certaines valeurs communes comme ce fut dans l’antiquité pour les Grecs autour du bassin méditerranéen. Le morcellement territorial de notre pays n’exclut pas pour autant l’unité de notre civilisation bantoue et musulmane qui repose sur les fondements culturels et religieux. L’unité culturelle est forgée sur les valeurs communes. Elles sont véhiculées par une même langue (le shikomori). L’aphabétisation mise en place sous Ali Soilih aux gens illettrées à partir des lettres latines est un premier élément d’unifier le pays et d’atténuer les effets destructeurs de la langue du colonisateur qui n’est pas accessible à tout le monde.
Les particularismes insulaires combattus durant cette période ont engendré aujourd’hui le séparatisme. Affirmer haut et fort dans les organisations internationales (ONU, UA) que Mayotte fait partie des Comores, inculquer la population de l’archipel que le Comorien n’a pas d’îles propres mais il citoyen d’un pays, se communiquer entre Comoriens à l’écrit et à l’oral, tels sont les jalons qui peuvent forger un état-nation avec d’autres éléments complémentaires.

Nous ne prétendons pas que cette période que nous qualifions de révolutionnaire était sans incident ni excès de pouvoir. Mais du point de vue historique, et au regard des Comores d’après cette période, on peut affirmer que cette période ne constitue pas un changement de continuité mais une rupture, même si dans le continent le communisme occidental n’a pas apporté grand-chose par rapport au colonialisme d’antan. Il est certain que l’état post colonial était souvent un état néo-colonial (1978-1989), soit un état imbu d’options idéologiques mimétiques par rapport au modèle stalinien de type soviétique ou maoïste. Ces modèles étaient absolument déplacés dans les pays africains, trop éloignés des conditions prévalant à Moscou ou à Pékin. L’Afrique est en queue de peloton des autres continents car elle ne parvient pas à retrouver une voie originale reflétant les réalités propres de chaque pays.


Réagissez à cet article, clickez ici

Autres articles
Comores : l'impasse constitutionnelle.
LE 28ème anniversaire de l'Indépendance des Comores célébrée par la diaspora à Lyon
6 juillet 2003 : l'Etat post colonial en question.
Afrique : pays pauvre à feu et à sang
Une démocratie autoritaire sous le règne d’Azali.
De l’asphyxie budgétaire au surendettement, les Comores sont à la dérive.